À l’heure où le développement de l’outil numérique et son utilisation dans les différents domaines culturels, scientifiques et des sciences humaines semblent être une donnée acquise pour la plupart d’entre nous, le métier d’archiviste fait face à des enjeux variés qui questionnent le champ de la recherche. La session « Humanités numériques : quelles nouvelles formes de dialogue(s) avec la recherche ? », présidée par Florence Clavaud, propose de mettre en perspective ces interrogations par deux retours d’expériences et une table ronde.
Cette première journée du Forum des archivistes organisé par l’AAF s’inaugure sur un retour d’expérience présenté par Alexandre Granier, informaticien au CINES, centre qui possède le troisième calculateur de données de France avec plus de 2,1 millions de milliard d’opérations par seconde. Il nous présente la communauté TEI (Texte Encoding Initiative) qui propose un système d’encodage numérique des documents textuels. Malgré les nombreux avantages de cet outil, indépendance des plateformes, interopérabilité, extensibilité, le modèle théorique n’est encore que peu utilisé, par le site Persée notamment. Il est pourtant un moyen efficace de nouer le dialogue entre sciences techniques informatiques et sciences humaines.
La matinée se clôturera sur la présentation des expériences d’archivage et de traitement numérique par les Archives Nationales avec, par exemple, le projet expérimental Vespera. Françoise Lemaire et Rosine Lheureux, toutes deux chargées des missions de partenariat scientifiques et relations internationales aux Archives Nationales, nous présentent cette belle ambition de numérisation des archives de Versailles en vue d’une modélisation 3D à l’aide de corpus massifs de plans et données récupérés à partir de sources diversifiées.
Ces deux retours d’expériences encadrent une table ronde animée par Martin Grandjean, chercheur à l’Université de Lausanne et porte-parole d’Humanistica (Association francophone pour les humanités numériques). Les quatre intervenants aux formations et horizons variés, Frédéric Clavert (Maître-assistant à l’Université de Lausanne, chercheur en histoire de l’entre-deux guerres), Johanna Daniel (Diplômée de l’École du Louvre et de l’École des Chartes et spécialisée en valorisation numérique du patrimoine), Hélène Fleckinger (Historienne du cinéma et de la vidéo et maîtresse de conférences à l’Université Paris 8) et Fatiha Idmhand (Maître de conférence (HDR) à l’Université Lille Nord et spécialisée en études littéraires, notamment sur la création sous contraintes : exil, guerre, prison, etc.) nous font part de leur expérience au sein de leurs institutions en matière de traitement numérique documentaire et d’archivage électronique. Nous pouvons ainsi percevoir la diversité des approches qui semblent déjà se répondre et pouvoir se compléter.
Du développement de solutions pour l’édition génétique numérique des manuscrits modernes aux apports des technologies numériques pour une contextualisation « en rhizomes » des archives, de réflexions sur le liens entre histoire et mémoire sur les réseaux sociaux aux valorisations numériques du patrimoine en passant par les collaborations dans les recherches sur les humanités numériques, l’ensemble des acteurs présents aujourd’hui souhaitent ou ont investi le champ des nouvelles technologies et ont adapté leurs pratiques. Les problématiques s’articulent autour de l’usage de l’outil numérique et du changement d’échelle qu’il implique dans le champ de la recherche, de l’enseignement de cet outil et de l’autoformation des professionnels, enfin, de l’institutionnalisation des démarches numériques. Elles reflètent ainsi, au travers des différentes contributions, les enjeux de l’absence et du « non-donné » inhérent au processus de mise en données, les possibilités de valorisation et de collaboration interprofessionnelles (encore timides, il est vrai) et celles de création. Fatiha Idmhand nous rappelle également que, dans le domaine littéraire, les recherches se nourrissent et se construisent avec l’aide des thèses déjà formulées et désormais accessibles, voire impossibles à ignorer.
Cependant, et bien que tous ces atouts apparaissent bien séduisants, les chercheurs en humanités numériques découvrent en même temps les leurres du « tout-numérique ». En effet, l’accumulation massive des données, les difficultés pour les « aspirer », pour reprendre un mot de Johanna Daniel, et en organiser le traitement via des interfaces opérationnelles posent des limites qu’il convient de réfléchir et de dépasser. Pour se projeter dans l’avenir de la recherche, la coïncidence et la rapidité du développement numérique révèlent des difficultés tant du côté des formateurs aux compétences pourtant déjà largement développées mais contraints de se former constamment, en même temps que leurs étudiants, que du côté des acteurs des sciences informatiques, pour certains encore peu sensibles aux enjeux de la recherche. À l’image d’une Babel postmoderne, c’est bien la question de la confrontation d’au moins deux langues, celle de l’informatique et celle de la recherche archivistique, qui est soulevée par le désir de bâtir une nouvelle tour qui devra être collaborative.
Pour autant, et loin de se laisser abattre par ces obstacles, les chercheurs ne manquent pas d’initiatives, d’idées, d’ambition et parviennent peu à peu à s’approprier les outils au point de réaliser blogs (allez voir Orion en aéroplane, http://peccadille.net/, celui de J. Daniel), projets audiovisuels historiques (Histoire, mémoire et bobines féministes, http://www.labex-arts-h2h.fr/fr/histoire-memoire-et-bobines.html, par H. Fleckinger), plans de classement d’archives (des écrivains « de l’ombre » par F. Idmhand, sur le site http://www.eman-archives.org/hispanique) ou encore l’histoire contemporaine à l’ère numérique (http://histnum.hypotheses.org, de F. Clavert), entre autres…
« Communauté des pratiques », « réseau », « rencontre », « dialogue », « frontières », « espoir », « prometteur », « création », « communauté », « rassemblement », il ressort de ces dialogues un lexique fort optimisme à peine nuancé par les réserves émises par les institutions. Il semble donc qu’il n’existe pas de différences entre ces sciences mais bien des écarts qu’il s’agit maintenant de réduire par l’apprentissage de la langue de l’Autre et par une démarche de co-construction qui serait l’expression d’une reconnaissance technique et intellectuelle à la fois.
Pascaline, pour les meta/reporters