Yann Potin reconnaît aux archives une valeur émotionnelle, et pour lui, cette question est beaucoup moins anecdotique qu’il n’y paraît. Elle s’articule autour de trois axes : le moment, le moteur et le médium de l’émotion. Pour lui, le moment de l’émotion n’est pas seulement celui de leur lecture, il peut s’agir du moment de la collecte par exemple. Le moteur de l’émotion tourne autour du « couple absence / présence » qui, à la fois rend présent les absents et matérialise l’absence. Le médium concerne la transcription des émotions, ou « comment la sensibilité enregistre la présence des archives ».
De Descartes à Boltanski ou (petites) réflexions sur la place de l’émotion au pays des archives
Isabelle Rambaud est directrice des archives départementales de Seine-et-Marne.
Elle dresse un premier constat : les archives sont le reflet de l’ordre établi, de la pensée organisée et hiérarchisée. Pour elle, les principes du Discours de la méthode de Descartes transparaissent dans les méthodes rationnelles et très organisées de l’archivistique française. Paradoxalement, les archives peuvent contenir des informations sensibles et provoquer des émotions chez certaines personnes.
Sous quelles formes transparaissent ces émotions ? I. Rambaud évoque alors le ressenti des visiteurs, saisis par le caractère quasi sacré quand ils arrivent aux archives, le silence, l’odeur, les effets de scénographie, en somme le contact physique avec les documents. Les émotions, du côté de l’archiviste, concernent surtout des risques par rapport à la conservation
Les archives véhiculent aussi en elles-mêmes des informations sensibles, qui ont souvent un lien avec l’intime, le privé. Par exemple, chez les généalogistes, il y a d’un côté le bonheur de la reconstitution des faits, et de l’autre, des émotions plus négatives. Elle note l’intérêt pour les documents précieux, qui provoquent des émotions grâce à un « mélange subtil de rareté, de beauté et d’authenticité ».
L’archiviste a, selon elle, une position de médiateur, puisqu’il a une responsabilité émotionnelle forte. La question de la médiation pose alors celle de l’accompagnement, notamment celui des familles dans des démarches douloureuses.
Enfin, elle évoque la présence des archives dans le domaine artistique. L’œuvre Élevage de poussière de Marcel Duchamp (1920) est une des premières initiatives illustrant le glissement qui peut se faire entre une œuvre d’art perçue comme document d’archives, et inversement. Les archives sont donc à la fois ambivalentes et fragiles, fragilité qui se retrouve dans certaines œuvres d’art contemporaines.
Elle termine en s’interrogeant : l’émotion des images est-elle durable ? Y aura-t-il une émotion des archives électroniques ?
Émouvantes, les archives ? Le point de vue des archivistes
Anne Klein est doctorante à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de Université de Montréal (Canada).
Elle expose les résultats d’une enquête descriptive menée en 2012, à la suite d’une première enquête exploratoire effectuée en 2010 au Québec. Cette enquête a été menée auprès d’archivistes francophones et anglophones. Sur 599 répondants, la moitié étaient des archivistes français.
Dans une première partie, elle a présenté ce que pensent les archivistes qui ont répondu à l’enquête. La moitié des participants a répondu que les émotions étaient une caractéristique des archives, même si, à chaque question, un quart des personnes n’a pas souhaité répondre. Plus de 60% des répondants pensent que l’émotion est liée au contenu, et que le document textuel est celui qui en soulève le plus. Pour plus de 60%, l’émotion est une valeur ajoutée des archives.
Dans une deuxième partie, elle s’intéresse à la place de l’émotion dans la pratique archivistique. Sur ce point, les Français sont très mitigés par rapport à leurs collègues anglophones, beaucoup plus sensibles aux émotions dans leur pratique. Tous les répondants sont d’accord pour dire que l’émotion existe, mais beaucoup sont réticents à la prendre en compte. Elle met cette réticence sur le compte de la peur de mettre en péril le caractère scientifique de la profession par la prise en considération de l’émotion. En revanche, les répondants prennent en compte la dimension émotive des documents dans la diffusion et la mise en valeur.
Les archives saisies par l’écriture : de l’archive au roman, ou le syndrome d’Aladin
Louis-Gilles Pairault, directeur des archives municipales de Nice.
Il nous fait part d’un « retour d’expérience d’écriture de fictions à partir de lectures d’archives ». Pour lui, les archives sont une « matière romanesque » de par leur abondance et leur sobriété. Ce sont les manques du document qui suscitent l’émotion, mais aussi le côté graphique, esthétique.
En tant qu’écrivain, il apprécie de ne pas faire passer les archives par le prisme de l’historien, ce qui laisse libre court à son imagination. Il explique alors ce qu’il nomme le « syndrome d’Aladin » : avec un peu d’imagination, on peut faire surgir le « génie » d’un document a priori rébarbatif.
Dans un roman historique, il faut poser le contexte en quelques phrases seulement, ce qui ne laisse pas de place aux hypothèses et aux nuances, mais laisse « une certaine liberté, avec la possibilité de soutenir des points de vue paradoxaux ».
Faire de la fiction, c’est redonner vie à un document « sobre et froid ». « Il faut que la fresque soit élégante et agréable, mais aussi réaliste. »
Lucille Cottin, Sandy Guibert, Marine Vautier