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Les archives saisies par l’art et la littérature

Ariane James-Sarasin ouvre la séance en rappelant que les archives permettent d’éclairer un artiste et son œuvre. Au-delà, il est possible de comparer le travail artistique au cycle de vie d’un document. Tout comme il existe la théorie des trois âges en archivistique, on peut créer une théorie des trois âges en art plastique. L’âge courant correspondrait aux esquisses et travaux préparatoires, l’âge intermédiaire représenterait l’atelier, là où s’exécute la création. L’âge définitif correspondrait, lui, à l’œuvre aboutie, achevée. L’œuvre artistique fait donc archives. Ces dernières années, l’archive fait œuvre, depuis Dada jusqu’à Boltanski en passant par Warhol. Cette démarche artistique permet au document d’avoir une nouvelle vie, un nouvel usage, un nouveau sens.

Après cette introduction, Anne Klein prend la parole. Sa réflexion s’appuie principalement sur des ouvrages d’archivistique et sur des œuvres contenant des archives. Elle a pour vocation de déboucher sur une théorie archivistique (influencée peut-être par son expérience québécoise des archives).

Le travail d’artiste comme ceux de Blin ou de Boltanski amène une nouvelle vision des archives par la confrontation avec l’acte de création. L’exploitation artistique des archives nous révèle :
• que l’émotion est un caractère des archives,
• que la mémoire est un mécanisme complexe,
• que dans le cadre du cycle de vie du document, les archives définitives vivent un nouveau moment d’existence.

L’utilisation des archives dépend de plusieurs conditions définies par Yvon Lemay. Il s’agit du contexte d’utilisation du document, de sa matérialité, du dispositif et du public de l’archive mise en scène. Les archives représentent un temps à l’arrêt, une rupture avec le temps historique. L’intervention de l’art permet de faire de l’archive un objet non-figé, puisqu’il est renouvelé. Anne Klein précise qu’elle utilise le mot « archive » pour désigner le concept d’archive et tout ce à quoi il se réfère, et le mot « archives » pour désigner le matériel documentaire.

Les archives s’inscrivent dans une temporalité dialectique et non linéaire. Dans le cadre d’une relation passé/présent, le temps se déroule de manière linéaire. Ici, il s’agit d’une relation autrefois/maintenant. Elle est dialectique dans le sens où elle nous raconte une histoire. Les documents sont figés comme des points (des étoiles). L’art vient les relier entre eux et créé une constellation, c’est-à-dire un ensemble qui fonde quelque chose. Un objet possède sa propre histoire extérieure et intérieure. Ici encore, on rejoint la notion d’image dialectique : l’objet historique est arraché au temps linéaire, ce qui fait éclater ce dernier. Cependant, l’objet a des conditions d’actualisations qui vont dynamiser l’œuvre archivistique.

 

Site internet de Sara Angelucci

Par exemple, l’œuvre de Sara Angelucci, Lacrimosa (2010), présentée ci-contre, met en scène des villageoises âgées tenant entre leurs mains leur photographie favorite. Ce sont des femmes qui, ici, montrent leur propre représentation du passé. En même temps que leurs corps sont présents, le passé et le présent de ces corps cohabitent dans l’œuvre. Implicitement, cette dernière se tourne vers l’avenir (et la mort). Ainsi, l’objet historique porte en soi ses possibilités passées, actualisées et futures. La réutilisation de l’objet est conditionnée par une nouvelle époque. De manière schématique, on peut présenter ceci comme une révolution copernicienne (Benjamin) :

• autrefois = points en mouvements.

• maintenant = le seul moment capable d’actualiser les possibilités du passé.

Le contexte de l’utilisation des archives est la première condition à l’actualisation. Par exemple, l’œuvre de Boltanski, Signal (1994), décontextualise une revue nazie destinée à un public international. L’artiste ne conserve que les doubles pages illustrées de ces revues. Il vient ensuite les juxtaposer les unes aux autres pour créer un nouveau sens. L’archive est toujours lue au travers du prisme de sa compréhension à un moment donné. Le temps s’entrecroise avec la connaissance qu’on en a. Ceci permet de dynamiser la vision que l’on a des archives. Les archives sont des objets organiques reflétant de manière authentique ce qui s’est fait autrefois. Elles sont le résultat et le moyen d’une construction sociale. L’archive est, dans cette vision traditionnelle, un lien privilégié avec les structures. Pourtant, l’archive est contradictoire : elle combine la vison que l’on a sur le passé et le document avec l’avenir. L’insertion de la notion de présent permet de dépasser cela. L’utilisation réfère à la remémoration, elle est donc infinie alors que l’événement vécu est fini. Certaines initiatives semblables à celle de Boltanski entrent aujourd’hui dans le domaine de la performance (c’est-à-dire que le spectateur participe à l’œuvre d’art). On peut citer pour exemple Angela Graverholz et son site internet interactif, At work and play (2008), qui est une œuvre renouvelée constamment grâce à l’implication de l’internaute.

Ainsi, les possibilités de l’exploitation des archives est mise en lumière grâce à l’art. L’archive est constituée en image dialectique : les archives sont l’enregistrement d’une action par le producteur/visiteur.

 

La parole est ensuite donnée à Patrice Marcilloux. Son intervention s’appuie sur trois expositions (ainsi que leurs catalogues) intitulées Deep storage (1997), Interarchive (1999), et Archives fever (2008).

L’exposition Deep storage a été proposée à la maison d’art de Munich. Cette exposition a circulé non seulement en Allemagne, mais aussi aux États-Unis. Elle est composée de 200 œuvres créées par 55 artistes de 13 pays différents. Il s’agit essentiellement d’une rétrospective : peu d’artistes exposés sont jeunes. Parmi les oeuvres, on peut citer celle de Duchamp, La-boîte-en-valise, ou d’Andy Warhol, Time capsule. La visibilité de cette exposition est certaine. Beaucoup d’articles sont parus dans la presse allemande. Toutefois, cette initiative artistique n’a pas fait l’unanimité.

Interarchive est une exposition issue du milieu universitaire. C’est une composante d’un projet de recherche. Ce qui est le plus intéressant est le choix du lieu d’exposition, puisqu’il s’agit du dépôt d’archives de l’université. Le catalogue présentant l’exposition, quant à lui, est touffu. Il associe des œuvres et des extraits de textes divers (sur la BnF, des extraits de Perec, etc.). La journaliste Victoria Scott remarque « qu’aucune question pertinente n’en émerge ». L’exposition n’est pas lisible, elle comporte trop d’objets. Toutefois, elle a fait appel à des artistes plus jeunes que précédemment. Sa réception est plus discrète.

Archive Fever: Uses of the Document in Contemporary Art, a été proposé à l’International Center of Photography de New York. Le commissaire d’exposition est Okwui Enwezor, critique d’art, responsable de nombreuses expositions importantes, enseignant en université et homme engagé. Le titre choisi est une référence explicite à Jacques Derrida puisqu’il s’agit de la traduction de Mal d’archive. Une impression freudienne. Il y a une dimension politique à cette exposition. Le catalogue d’exposition, quant à lui, est plus classique que les deux précédents. Vingt-cinq artistes y ont pris part, avec quarante-quatre œuvres. La couverture médiatique a été abondante : on dénombre une cinquantaine d’articles dans le dossier de presse d’Archive fever, soit une centaine de pages.

Le premier constat de Patrice Marcilloux est que cette exposition utilise très peu de documents d’archives, voire pas du tout. Ce sont plutôt des installations et/ou des restitutions. Les livres sont eux-aussi mis en scène, comme dans Souvenirs de Berlin-Est, de Sophie Calle ; Magazines empaquetés, de Christo, ou encore Reserve-Detective III de Boltanski. Le terme « archives » lui-même est employé dans son sens le plus large et devient pratiquement une notion. Cette utilisation très large ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté artistique : certains la jugent inopérante car trop vague (Victoria Scott, par exemple, s’y oppose).

Comment parle-t-on des archives dans ces expositions ? Patrice Marcilloux relève trois manières de faire. La première réfère à la notion d’accumulation (d’objets ou de documents par exemple), comme dans les œuvres d’Arman. La seconde fait plutôt utilisation du passé collectif, avec des installations et montages vidéos par exemple (Vera Frenkel, Body missing ; Jef Geys, Day and night and day and). Enfin, la troisième utilise une méthode plus archivistique. Dans All the clothes of a woman, Hans-Peter Feldman affiche tous les vêtements possédés par une personne.

Ces différentes expositions nous interrogent dans plusieurs directions : du côté sémantique et du point de vue éthique. Il faut engager une réflexion sur l’emploi d’archive  au singulier (mais quelle définition lui donner ?). Mais l’art dirige notre regard sur la responsabilité de l’archiviste. Comment écrit-on une histoire officielle et dominante ? On peut ici penser au travail d’Atlas group qui utilise de fausses archives dans Missing Lebanese wars. La trace y est institutionnalisée, comme dans l’œuvre de Zoe Leonard, The fae Richards photo archives. Enfin, l’attention portée aux humbles est centrale. L’art génère des collectes compensatoires montrant des catégories sociales sous-représentées (Ilan Lieberman, Niño perdido). Par exemple dans Death by gun,l’artiste Felix Gonzales-Torres expose les photos de personnes tuées par arme à feu aux États-Unis dans un temps donné. Cette installation invite à considérer un inévitable rôle politique des archives et des archivistes dans la société.

Le débat qui a suivi cette séance, a mis en avant des réflexions complémentaires voire contradictoires :

  • On pourrait compléter ce parcours en art contemporain avec un parcours littéraire, en introduisant la notion de « fiction » : la plupart des artistes n’utilisent pas de véritables documents d’archives mais créent ces documents.
  • L’opposition entre la vision traditionnelle et la vision post-moderne est contestable dans la mesure où, si les artistes ne cessent de créer du lieu, c’est aussi le cas des historiens. Les frontières ne sont pas nettes. Ce qui est intéressant c’est la notion de trace, pas celle d’archives.

Lucille Cottin, Clémentine Dumas, Adélie Urbani.

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